La partie Nord du Médoc
SAINT-ESTÈPHE
Saint-Estèphe, comparativement aux autres grandes appellations bordelaises, Margaux, Saint-Julien et Pauillac, est celle qui est située le plus au nord et celle qui produit la plus grande quantité de vins. Quant au style, les vins de Saint-Estèphe ont en général beaucoup de corps et sont connus, depuis longtemps, pour leur texture dure et des niveaux de tanins élevés. Ils sont réputés comme étant parmi les plus austères et les plus fermés de tout le Médoc. Conscient de cette caractéristique, les propriétaires ont essayé, au cours des décades récentes, de produire des vins de style plus souple. La constitution des sols varie de façon significative à Saint-Estèphe : ceux situés près de la rivière ont des proportions plus élevées de graviers, donc un meilleur drainage, mais la plupart ont une plus grosse proportion d'argile qu’à Saint-Julien ou Pauillac, d'où un drainage plus lent. Les vins qui en résultent ont des niveaux d'acidité plutôt élevés, des PH plus bas et une texture plus massive et plus solide que les vins issus de vignes plantées dans un sol léger de graves.
Saint-Estèphe, avec ses 1.142 hectares plantés, est la moins prestigieuse des trois appellations du Nord : Saint-Julien, Pauillac et Saint-Estèphe. Seulement cinq vins furent considérés comme suffisamment exceptionnels pour être intégrés dans le classement de 1855. Cependant, l'amateur peut trouver sur la commune de Saint-Estèphe de nombreux Crus Bourgeois qui font régulièrement des vins aussi bons que les Crus Classés. Entrent dans cette catégorie par exemple des propriétés comme les châteaux de Pez, Haut-Marbuzet, Meyney, les Ormes de Pez, Phélan-Ségur et le nouveau domaine de l'appellation Lilian Ladouys, qui produisent d'excellents vins. Aujourd'hui, à peu près tout le monde s'accorde à dire que les vins produits à Cos d’Estournel sont parmi les plus fins de la commune. Curieusement, c'est également le premier château que l'on voit en s'éloignant de Pauillac vers le Nord. Ce château excentrique, de style pagode, est situé sur une éminence dominant le fameux Premier Cru de Pauillac, Lafite-Rothschild. Les millésimes récents de Cos d’Estournel ont souvent rivalisé avec les meilleurs Premiers Crus, en particulier les 1990, 1986, 1985 et 1982 qui sont des exemples de l'heureuse combinaison entre les techniques modernes et le respect de la tradition. Cos d’Estournel produit entre 28.000 et 32.000 d'un assemblage de 60?bernet-sauvignon et 40% merlot. La propriété, qui appartient à la famille Prats, comprend 70 hectares. Le vin est marqué par une splendide pureté de fruit, une grande richesse et à la structure et profondeur nécessaires à un vieillissement potentiel de 20 à 30 ans.
Château Montrose, une propriété impeccable nichée le long d'une des routes minuscules du bord de la Gironde, fut le principal rival de Cos d’Estournel pendant la majeure partie du 20e siècle. Montrose fut longtemps associé à l'image de vins énormes, denses et puissants, buvables seulement après des dizaines d'années de vieillissement. Les propriétaires - la famille Charmölue - ont commencé à assouplir le style de Montrose au milieu des années 80, oubliant leurs vins puissants et extrêmement tanniques qu'ils croyaient impopulaires auprès des consommateurs. Ce nouveau style n'amusa pas du tout les fans de Montrose et, heureusement, les millésimes 1989 et 1990 virent avec bonheur le retour vers des vins de gros calibre comme ceux produits à Montrose pendant la plus grande partie du 20e siècle. Le vignoble, magnifiquement situé, produit entre 25.000 et 28.000 caisses à partir de ses 68 hectares de vignes (65?bernet-sauvignon, 25% merlot, et 10?bernet franc). Aujourd'hui, Montrose est revenu à une production de vins qui se positionnent parmi les plus massifs de toute la région et les plus aptes au vieillissement. Ils ne sont pas flatteurs dégustés jeunes, car précisément très musclés. Nous nous réjouissons de constater que le flirt des propriétaires avec un style plus léger a cessé.
Calon-Ségur, ce château aux murs blancs situé juste à la sortie du village de Saint-Estèphe, a un excellent potentiel comparativement aux autres Saint-Estèphe et à n'importe quelle Cru du Médoc. Quand Calon-Ségur fait un millésime parfait, comme par exemple 1947, 1949, 1953 et 1982, c'est difficile de trouver mieux. Mais Calon-Ségur peut être imprévisible avec sa tendance dérangeante à une certaine inconstance. Un millésime récent de Calon-Ségur est parfois difficilement dégustable, si bien que même les plus grands professionnels peuvent en sous-estimer la qualité. Cette propriété de 50 hectares plantés sur un joli lit de graviers et de calcaire riche en fer à l'extrême nord de Saint-Estèphe, peut produire des vins très traditionnels et aptes à profiter d'un long élevage en cave. Le vignoble est planté à 76?cabernet- sauvignon, 25% merlot et 10?bernet franc. Calon-Ségur fait partie de la poignée de propriétés bordelaises qui embouteillent leurs vins après deux ans d'élevage en fût. Certains ont critiqué cette longue période d'élevage, affirmant que les vins sont souvent embouteillés trop tôt. Les propriétaires - la famille Gasqueton - répondent que c'est la méthode employée depuis toujours et la meilleure.
Le Cru Classé Lafon-Rochet (80?bernet-sauvignon et 20% merlot) est une autre propriété remarquable qui continue à progresser en qualité en produisant des vins solides, tanniques et longs à s'ouvrir, qui sont des exemples classiques de Saint-Estèphe. Les millésimes récents, en particulier 1989 et 1990, sont extrêmement puissants.
Cos Labory, par contre, est un exemple de propriété sous-exploitée qui a commencé à faire d'excellents vins, le millésime 1989 étant le meilleur produit depuis des dizaines d'années et le 1990 encore supérieur Ce domaine, dirigé par la famille Audoy, et superbement situé en face de Cos d’Estournel, menace de concurrencer les plus grands vins de l'appellation. L'un des points forts de Saint-Estèphe est son grand nombre de Crus Bourgeois de bonne qualité. Si un nouveau classement des Bordeaux était envisagé, certains mériteraient d'être élevés au rang de Crus Classés. Parmi les meilleurs, on trouve Haut-Marbuzet (50% merlot, 40?bernet-sauvignon et 10?bernet franc), qui fait un vin splendide, très épicé et boisé, dominé par des arômes de cassis. Ce vin est l'un des plus hédonistes et des plus riches, à l'ancienne mode, de l'appellation. Les collectionneurs avisés s'intéressent depuis plusieurs décades aux vins de cette propriété.
Pour les patients, le château de Pez (70?bernet-sauvignon, 15% merlot et 15?bernet franc) produit un vin superbe qui vieillit très longtemps : un vin classique dur et tannique. Un autre domaine qui monte en qualité, Phélan-Ségur (55?bernet-sauvignon, 30% merlot et 10?bernet franc) oublié au début des années 80, produit maintenant des vins parmi les plus riches et les plus intéressants de l'appellation. Tous les millésimes depuis 1986 ont été réussis, 1989 et 1990 étant le summum.
Meney est également un domaine de premier ordre, avec des vignes bien situées (70?bernet-sauvignon, 24% merlot, 4?bernet franc et 2% petit verdot). Enfin Lilian Ladouys, un vignoble relativement neuf ressuscité par la famille Thiéblot (60?bernet-sauvignon et 40% merlot) a produit des vins impressionnants en 1989 et 1990 et semble être la future star de l'appellation Saint-Estèphe.
Les vins de Saint-Estèphe ne sont pas des vins à acheter les années pluvieuses et froides. Les années chaudes et sèches, les sols aptes à une bonne rétention d'humidité, semblent réussir mieux que les sols graveleux plus légers des appellations situées plus au sud, comme Margaux. Ceci a été particulièrement frappant en 1990, que je considère comme le plus grand millésime de Saint-Estèphe depuis 1961. Les années 1989, 1986, 1982, 1970 et 1959, relativement chaudes et sèches, ont également produit de grands millésimes. Lors des années chaudes et sèches, l'un des éléments essentiels de la réussite est la récolte de merlots très mûrs qui permettent de compenser l'acidité moyenne élevée et les tanins des cabernet-sauvignon. Pour cette raison, les millésimes 1990, 1989, 1982, 1970, 1961 et 1959 sont exceptionnels à Saint-Estèphe, les meilleures performances étant généralement atteintes par Cos d’Estournel et Haut-Marbuzet.
Les vins de Saint-Estèphe offrent un rapport qualité-prix remarquable car ils ne jouissent ni de la gloire, ni de la renommée des vins de Pauillac et de Saint-Julien.
PAUILLAC
Pauillac est la commune la plus réputée de cette partie nord du Médoc. Elle doit son renom au fait d'abriter trois des quatre Premiers Crus : Lafite-Rothschild, Mouton-Rothschild et Latour. Derrière ces domaines, on trouve un grand nombre de vins, certains superbes, certains terriblement surcotés et d'autres sérieusement négligés, puis oubliés. Un Pauillac classique se doit d'avoir une texture riche et pleine, un bouquet distinctif de cassis, des arômes de cèdre et une excellente aptitude au vieillissement. Comme à peu près toute la surface en appellation (1.039 hectares) appartient aux dix-huit Crus Classés, il y a moins de Crus Bourgeois à Pauillac qu’à Saint-Estèphe. Cependant, on note une grande diversité de styles à Pauillac. Les vins des trois célèbres Premiers Crus ne pourraient être plus différents qu'ils ne le sont. D’accord, leurs sols sont tous composés de graves qui reflètent la chaleur du soleil et permettent un excellent drainage. Cependant, les vignes de Lafite-Rothschild (70?bernet-sauvignon, 20% merlot, 5?bernet franc et 5% petit verdot) - à l'extrême nord de l'appellation, à la limite de Saint-Estèphe - plantées sur une base calcaire, produisent des vins de plus grande complexité aromatique et plus subtils. Dans le bouquet de Lafite, on retrouve le légendaire arôme de cèdre, caractéristique du Pauillac, mais Lafite atteint rarement la franche opulence et la puissance de Mouton-Rothschild, ni la consistance de Latour. Les plus grands millésimes récents à Latour sont 1990, 1986 et 1982, et les années 1988, 1983, 1981, 1976 et 1975 furent de belles réussites.
Mouton-Rothschild (85?bernet-sauvignon, 7?bernet franc et 8% merlot) est situé sur une crête graveleuse dominant la plus grande ville du Médoc, Pauillac. Sous les graves, il y a une forte proportion de sable à Mouton et le cabernet-sauvignon est présent dans un pourcentage anormalement élevé. Quand toutes les conditions sont réunies, on peut y produire les vins les plus riches, de chair et d'exotisme, non seulement de Pauillac, mais de tout le Médoc. Souvent, le vin de Mouton personnifie son ancien propriétaire, le flamboyant Baron Philippe de Rothschild. Mouton, bien sûr, n'est pas le seul Pauillac qui donne ce style énorme, riche et opulent. A plusieurs kilomètres de là, en direction du sud, sur une hauteur appelée le plateau de Bages, Lynch-Bages (70?bernet-sauvignon, 15% merlot, 10?bernet franc et 5% petit verdot) fait un vin qui peut être merveilleusement profond et concentré, méritant vraiment sa réputation de « Mouton du pauvre ». Une coïncidence, Lynch-Bages et Mouton-Rothschild ont tous les deux produits des vins monumentaux en 1982, 1986, 1989 et 1990.
Latour est le Premier Cru de Pauillac. Ce grand domaine historique, de propriété britannique mais dirigé par des Français, n'a que peu d'égaux quant à la constance de qualité d'un millésime sur l'autre. Durant la plus grande partie de ce siècle (précisément jusqu'en 1983), Latour (80?bernet-sauvignon, 10% merlot et 10?bernet franc), tout comme Montrose à Saint-Estèphe, fut de tous les Bordeaux le plus fermé et celui de plus grande garde. La position du vignoble dans la partie sud de Pauillac- aux confins de Saint Julien - pourrait suggérer un style de vin plus souple mais, jusqu’au début des années 1980, quand ce style étonnant est apparu, le vin de Latour était très fermé et très tannique. Le sol de Latour est composé de graves fines et pures qui offrent un drainage excellent, bien supérieur à celui de Lafite-Rothschild ou de Mouton Rothschild. Cette particularité peut expliquer que les millésimes pluvieux comme 1960, 1968, 1969, 1972 et 1974 aient si facilement distancé les autres Premiers Crus de Pauillac. Latour a produit certains des plus grands vins de Bordeaux dans les grandes années comme 1945, 1959, 1961, 1966, 1970, 1982 et 1990. Faire une description générale du Pauillac est une tâche difficile car il existe plusieurs styles de Pauillac. Le plus intéressant est peut-être Pichon-Longueville-Comtesse de Lalande (souvent appelé Pichon-Lalande). Pichon-Lalande (50?bernet-sauvignon, 35% merlot, 7?bernet franc et 8% petit verdot) est voisin de Latour, à la limite de Saint-Julien. A l'inverse de Latour, Pichon produit un Pauillac de style Saint-Julien, soyeux, élégant, souple, suave et buvable à un âge relativement jeune. Mais il serait ridicule d'assurer que ce vin, abordable précocement, vieillit mal, bien au contraire. Le domaine a toujours produit des grands vins mais, au cours des décades récentes, ils ont même été du niveau de plusieurs Premiers Crus de Pauillac et certainement plus constants en qualité d'un millésime sur l'autre que Lafite-Rothschild et Mouton- Rothschild. Les millésimes 1982 et 1986 sont entrés dans la légende, mais 1983, 1985, et 1989 ne sont pas loin derrière.
L'autre Pichon, Pichon-Longueville-Baron (80?bernet-sauvignon et 20% merlot) fut le plus décevant des trois dernières décades. Cependant, depuis le milieu des années 1980, sa qualité a remonté jusqu'à produire en 1989 et 1990 les plus beaux vins de ces deux millésimes. Le domaine est maintenant la propriété d'une compagnie d'assurance, mais le propriétaire de Lynch-Bages, Jean-Michel Cazes et son excellente équipe, coordonnent tous les aspects de la viticulture et de la vinification. Les résultats sont magnifiques, avec des vins très concentrés et profonds en 1988, 1989 et 1990.
Parmi les autres grands Pauillac, Grand-Puy-Lacoste (70?bernet-sauvignon, 25% merlot et 5?bernet franc), au contraire de ses voisins, fait très peu parler de lui. Pendant des années, ce domaine éloigné de la Gironde, fut la joie de l'un des plus grands gourmets bordelais, Raymond Dupin. Depuis la disparition de monsieur Dupin, la propriété est efficacement dirigée par la famille Borie, également propriétaire de Haut-Batailley à Pauillac et du réputé Ducru-Beaucaillou à Saint Julien. Leur premier millésime fut en 1978 plein de charme. C’est un domaine à suivre, un vrai style Pauillac, pur, riche, cassis, robuste, tannique, apte à un long vieillissement. Les plus beaux exemples parmi les millésimes produits à ce jour sont 1978, 1982, 1986, 1989, et 1990. D’autres Pauillac, moins connus ou peut-être oubliés, n'en sont pas moins les meilleures affaires de l'appellation. Haut-Bages Libéral (70?bernet- sauvignon, 25% merlot et 5% petit verdot) a produit d'excellents vins au cours de la dernière décade : une robe rubis profond, le style gras et massif des Pauillac, des arômes de cassis et de cèdre. On pourrait l'appeler le « Lynch-Bages du pauvre » car son prix est toujours sympathique. Pontet-Canet et Duhart-Milon-Rothschild font aussi partie de ces Pauillac à connaître. Les deux bénéficient d'un solide support financier et d'une situation exceptionnelle apte à produire des vins de grande qualité. Duhart-Milon-Rothschild (70?bernet- sauvignon, 25% merlot et 5?bernet franc) s'est affirmé dans les années 1980 avec une succession de jolis vins (particulièrement en 1982, 1986, et 1990) portant la signature de l'équipe de vinification de Lafite-Rothschild. Les prix de Duhart-Milon sont restés en deçà de la qualité et les consommateurs devraient en profiter. Pontet-Canet (68?bernet-sauvignon, 20% merlot et 12?bernet franc) est un cas plus intéressant étant donné la superbe situation de ce vaste domaine sur le plateau voisin de Mouton-Rothschild. Des vins légendaires, et même monumentaux, furent produits ici en 1929, 1945 et 1961. La propriété, longtemps entre les mains de la famille Cruse, appartient maintenant à de nouveaux propriétaires - les Tesseron - qui ont établi leur réputation et leur fortune dans la région de Cognac. Ils ont œuvré à accroître la qualité de Pontet-Canet jusqu'à produire en 1989 et 1990 leurs plus beaux vins depuis 1961. Ce vin reste sous-estimé malgré sa richesse exceptionnelle et un potentiel de vieillissement de 25 à 30 ans.
Les Crus Classés les plus méconnus à Pauillac sont Haut-Batailley, Batailley, Clerc-Milon et d'Armailhac. Les styles de Haut-Batailley et Batailley ne pourraient être plus différents qu'ils ne le sont, bien que les domaines soient voisins. Haut-Batailley (65?bernet-sauvignon, 25% merlot et 10?bernet franc) a plus la personnalité d'un Saint-Julien que Pichon-Lalande. Souple, ouvert, c'est dans les meilleures années un vin plein de charme, d'élégance, facile à boire. Au contraire, Batailley (70?bernet-sauvignon, 20% merlot, 9?bernet franc et 1% petit verdot) est l'antithèse de Haut- Batailley. Il produit régulièrement un vin massif, musclé, dur, d'un style résolument fermé, souvent sous-estimé dans sa jeunesse. En fait, c'est seulement après 10-15 ans de bouteille qu'il commence à révéler sa classe considérable. Si ce n'est en aucun cas l'un des plus grands de Pauillac, par contre c'est certainement celui qui a le prix le plus raisonnable, rarement décevant pour ceux qui ont la patience d'attendre son évolution. Clerc-Milon (70?bernet-sauvignon, 20% merlot et 10?bernet franc) est en pleine renaissance depuis 1985. Le vin d'Armailhac, anciennement Mouton-Baronne- Philippe (70?bernet-sauvignon, 17% merlot et 13?bernet franc) a aussi fait un grand saut vers la qualité. Les deux propriétés produisent des styles de Pauillac souples et ouverts, très aromatiques, aux tanins doux et à la personnalité facile à appréhender. Clerc-Milon 1988 et 1989 en offrent la preuve convaincante, et le plus joli d'Armailhac à ce jour est le 1990, un vin de texture soyeuse.
A l'inverse de Saint-Estèphe, il y a à Pauillac peu de Crus Bourgeois réputés. Le meilleur est Fonbadet (60?bernet-sauvignon, 19% merlot, 15?bernet franc, 3% malbec et 3% petit verdot), situé juste au nord de Pichon-Lalande et Latour. D'autres châteaux obscurs, comme La Bécasse et Gaudin font des vins intéressants. Les meilleurs des Pauillac non classés sont souvent les seconds vins des fameux Premiers Crus. Le deuxième vin le plus connu de toute la région de Bordeaux a toujours été celui de Latour, appelé Les Forts de Latour. Les 1982 et 1990 sont des vins héroïques à tout point de vue. On trouve également les Carruades de Lafite (Lafite-Rothschild), la Réserve de la Comtesse (Pichon-Lalande) et les Tourelles de Longueville (Pichon-Longueville-Baron).
Si l'on considère l'influence du millésime, Pauillac a des sols plus drainants que Saint-Estèphe, mais ses vignes ne peuvent produire de grands vins que dans les années relativement chaudes et sèches. Les années 1980 ont certainement été l'âge d'or pour l'ensemble des Bordeaux, mais aucune appellation n'en a profité autant que Pauillac. Après un bon millésime en 1981, 1982 fut spectaculaire - le meilleur depuis 1961 - 1983 fut une bonne année, quoique irrégulière en bonne partie en raison de ses forts rendements, et 1984 de médiocre à pauvre, comme tout Bordeaux. 1985 est surcoté, cependant très bon et parfois excellent et 1986 s'est révélé complet, rivalisant avec 1982, même sans doute de plus longue garde. Si 1985 a été surcoté, 1987 a été sous-estimé car il a produit des vins pleins de charme, légers et faciles. 1988 est finalement un millésime classique avec des vins excellents, mais austères et de structure moyenne. 1989 est encore un millésime d'année chaude, très riche et concentré, et 1990 une année absolument sensationnelle pour les trois Premiers Crus de l'appellation. Lafite, Mouton et Latour ont produit de plus grands vins en 1990 qu’en 1989. Latour 1990 pourrait bien être le vin du millésime.
Etant donné l'importance de la récolte en cabernet-sauvignon à Pauillac, une saine récolte de ce cépage est la condition pour produire un grand millésime. Dans la plupart des domaines, il occupe au minimum les deux tiers du vignoble, par conséquent une mauvaise maturation pose des problèmes à l'ensemble de l'appellation.
SAINT-JULIEN
Saint-Julien est la plus petite des trois appellations de cette partie nord du Médoc, mais également la commune la plus sous-estimée malgré le niveau général de sa production, égalée par aucune autre appellation. Les Crus Bourgeois méconnus bénéficient certainement d'une vinification de top niveau, mais les porte-drapeaux de la commune restent Léoville-Las-Cases, Ducru-Beaucaillou et Gruaud-Larose, qui se distinguent depuis un certain temps. Saint-Julien a des sols très graveleux et plus argileux que Margaux. L'appellation est voisine de Pauillac et ce doit être surprenant pour les touristes de voir que là où finit Léoville-Las-Cases commence le premier vignoble de Pauillac, Latour. Aucune autre commune en Médoc ne peut prétendre rivaliser avec le niveau de vinification de l'appellation Saint-Julien, aussi l'acheteur met-il toutes les chances de son côté dans cette commune. Le plus grand vin de Saint-Julien est Léoville-Las-Cases (67?bernet-sauvignon, 17% merlot, 13?bernet franc et 3% petit verdot). C'est aussi celui qui se rapproche le plus du style Pauillac. Les vignes, voisines du fameux Premier Cru de Pauillac, Latour, produisent un vin intense et tannique marqué par des arômes boisés de vanille. Dans la plupart des millésimes, ce n'est qu'après au moins une dizaine d'années que le vin se débarrasse de son manteau de tanins. Aucun autre Saint-Julien n'est à ce point fermé dans sa jeunesse. D’autre part, aucun autre Saint-Julien n'a cette richesse et cette complexité irrésistibles. Léoville-Las-Cases est élaboré par le producteur bordelais le plus méticuleux et le plus passionné. Michel Delon est un perfectionniste et personne ne discute la qualité de son vin. Dans les millésimes abondants des années 1980, souvent 50? la récolte a été relégué à une qualité de second vin, parfois même à celle de troisième vin. Si les vins de Las Cases ont toujours joui d'une bonne réputation, à partir de 1975 on a vu la production d'une série de vins extraordinaires qui ont approché la perfection en 1975, 1978, 1982, 1985, 1986, 1988, 1989 et 1990. Léoville-Las- Cases est l'un des vins les plus colorés de l'appellation, très tannique et concentré, de grande envergure, nécessitant 10 à 15 ans de vieillissement, avec un potentiel de garde de 30 à 40 ans dans les grands millésimes.
Las Cases est l'un des trois domaines porteurs du nom Léoville. Des deux autres, c'est Léoville-Poyferré (66?bernet-sauvignon et 34% merlot) qui a le plus grand potentiel, dont une bonne partie reste à réaliser. Depuis 1961, Léoville-Poyferré a été très décevant, même si la modernisation de ses caves, l'introduction d’un deuxième vin et le travail de plus en plus efficace de la famille Cuvelier ont permis de produire quelques vins superbes dans les années 1980, en particulier 1982, 1983 et 1990. En fait, le 1990 promet d'être une année canon pour Léoville-Poyferré et laisse espérer que cette propriété historique commence à réaliser son immense potentiel.
Le troisième Léoville, Léoville-Barton (70?bernet-sauvignon, 20% merlot, 8?bernet franc et 2% petit verdot) est la propriété d’Anthony Barton. C’est un Saint-Julien classique, qui a souvent autant le style Pauillac que Saint Julien. Les meilleurs millésimes ont les arômes intenses de cèdre et de cassis qui caractérisent le Saint-Julien : 1959, 1961, 1975, 1982, 1985, 1986 et 1990. Anthony Barton est également propriétaire d'un autre domaine à Saint-Julien, Langoa-Barton (70?bernet-sauvignon, 20% merlot, 8?bernet franc et 2% petit verdot). Ce château impressionnant est adjacent à la route du vin (D2) à fort trafic et abrite les installations de vinification à la fois pour les vins de Léoville-Barton et Langoa-Barton. Langoa a par conséquent un style proche de Léoville-Barton - arômes de cèdre, puissance et richesse de saveurs - mais au vieillissement il n'atteint jamais la richesse et l'intensité de Léoville-Barton.
Ducru-Beaucaillou (65?bernet-sauvignon, 25% merlot, 5?bernet franc et 5% petit verdot) est un autre Saint Julien fascinant qui rivalise avec Léoville-Las-Cases et les Premiers Crus du Médoc. J'ai le souvenir vivace de ma première visite à Ducru-Beaucaillou en 1970 où, quand je demandais au vieux caviste, monsieur Prévost, quel était le secret de la régularité remarquable de Ducru, sa réponse fut : « sélection, sélection, sélection ». C'est une propriété magnifiquement dirigée par l'aristocratique famille Borie qui contrôle chaque étape de de la vinification. Le château est sur un site magnifique qui domine la Gironde et produit un vin qui, bien que moins massif et moins tannique que Léoville-Las-Cases et manifestement moins puissant que Gruaud-Larose, est un Saint-Julien très classique qui ne révèle ses saveurs riches, fruitées et élégantes qu’au bout de 8 à 10 années. Si Léoville-Las-Cases est le Latour de Saint Julien, Ducru-Beaucaillou peut être considéré comme le Lafite-Rothschild de cette appellation. Ducru-Beaucaillou a produit de grands vins en 1961, 1970, 1982, 1985, 1989 et 1990.
Deux autres Crus classés de Saint-Julien, Branaire-Ducru et Beychevelle, sont situés à portée de voix de Ducru-Beaucaillou à l'extrême sud de l'appellation. Au cours des années 1960 et 1970, le manque de régularité d'un millésime sur l'autre a été un problème à Beychevelle (60?bernet-sauvignon, 28% merlot, 8?bernet franc et 4% petit verdot). Cependant, cette difficulté semble avoir été surmontée dans les années 1980. Quand toutes les conditions sont réunies, cette propriété peut produire un vin suave, souple et élégant. Des Beychevelle extraordinaires ont été produits en 1982, 1986 et 1989. En face de Beychevelle, Branaire-Ducru (60?bernet-sauvignon, 25% merlot, 10?bernet franc et 5% petit verdot) a tendance à produire des vins massifs, au bouquet riche et exotique de cèdre et chocolat. Branaire n'aura jamais le potentiel de vieillissement des trois Léoville, de Ducru-Beaucaillou ou Gruau- Larose, mais un grand millésime comme 1982, 1989 ou 1990, à boire dans les 10 ou 20 ans, peut offrir une opulence et un style distinctif adoré des consommateurs.
En s'éloignant de la rivière, on trouve les deux vastes domaines de la famille Cordier, Gruaud-Larose et Talbot. Ces deux propriétés produisent des vins à la robe intense, riches et fruités avec une structure et une profondeur énorme. Gruaud-Larose (64?bernet-sauvignon,24% merlot, 9?bernet franc et 3% petit verdot) est généralement supérieur à Talbot (70?bernet-sauvignon, 20% merlot, 5?bernet franc et 5% petit verdot) qui peut être parfois maigre. Mais la qualité de ces deux vins, d’historiquement bonne, est devenue brillante depuis 1978. De plus, comme ces deux domaines produisent plus de 35.000 caisses, les prix restent remarquablement modestes pour la qualité. En particulier, depuis 1961, la production de Gruaud-Larose a atteint le niveau de Premier Cru, même si l'on entend souvent des critiques quant à son manque de complexité et de puissance par rapport à un véritable Premier Cru. Ces deux points se révèlent être sans fondement quand le vin est comparé à l'aveugle aux plus grands Premiers Crus. En fait, Gruaud-Larose est souvent le Saint-Julien le plus massif et le plus fermé. De superbes vins ont été produits en 1982, 1983, 1985, 1986, 1988, 1989 et 1990.
Talbot, du nom du commandant anglais John Talbot, qui subit une défaite à la bataille de Castillon en 1453, fait également un vin de qualité constante, robuste et cependant fruité, puissant, actuellement sous-estimé sur le marché bordelais. S'il ressemble à Gruaud-Larose (il est vinifié et élevé par le même personnel), Talbot est plutôt moins riche, moins tannique, plus souple et moins musclée. Certains millésimes peuvent égaler la qualité de Gruaud-Larose, comme par exemple les 1986, 1985 et 1982. D'autres, comme 1983 et 1971, l’ont dépassée.
Parmi les autres crus classés de Saint-Julien, on peut citer Lagrange et Saint- Pierre qui ont subi des changements notoires de personnalité. Lagrange (66,5?bernet-sauvignon, 26,5% merlot et 7% petit verdot), déconsidéré pendant plusieurs décades, est maintenant la propriété du groupe japonais Santori. Son futur semble très prometteur. Aucune dépense n'a été épargnée pour rénover le château et remettre le domaine à neuf.
L'amélioration du vin, déjà remarquée en 1983, a crû en intensité. Parmi les millésimes récents 1986, 1989 et 1990 sont sensationnels. De plus, les prix de Lagrange restent bas par rapport au haut niveau général de qualité.
A l'image de Lagrange, Saint-Pierre (70?bernet-sauvignon, 25% merlot et 5?bernet franc) est aussi un domaine terriblement sous-estimé. Jusque récemment de propriété belge, le vin produit était riche en couleurs, plein, parfois un peu rustique, mais toujours gras, robuste et fruité à plaisir. La propriété et le vin sont maintenant sous l'œil vigilant du gendre de feu Henri Martin, Jean-Louis Triaud, qui dirige également le plus réputé Cru Bourgeois de Saint-Julien, Gloria. Le style de Saint Pierre a évolué vers un vin encore plus fruité, presque doux, facile et souple, qui plaît beaucoup aux consommateurs. Saint-Julien possède quelques superbes Crus Bourgeois. A part l'excellent Gloria (65?bernet-sauvignon, 25% merlot, 5?bernet franc et 5% petit verdot) et Hortevie, on peut citer Terrey-Gros-Cailloux, très bon ; le stylé mais trop ignoré Lalande Borie ; et un vin commercial, parfois ordinaire mais parfois bon, du Glana. Il y a également une série de deuxièmes vins à Saint-Julien, le meilleur étant le Clos du Marquis de Léoville-Las-Cases. Dans des millésimes comme 1982, 1989, et 1990, il peut rivaliser avec les meilleurs Crus Classés du Médoc. Saint-Julien est une bonne commune pour la chasse au trésor les mauvaises années. En fait, le sol de Saint-Julien se rapproche de la terre légère sur socle graveleux de Margaux, mais il contient plus d’argile. Le vin y gagne en corps et viscosité. Comme la plupart des vignobles importants sont situés près de la Gironde, dans l'ensemble ils sont dotés d'une couche de graves profondes et d'un bon drainage. En 1984, 1980 et 1977, toutes des années difficiles, Saint-Julien a produit les vins les plus acceptables de tout le Bordelais.

