Grands Crus Classés du Médoc
Les foires universelles symbolisent leurs époques et préfigurent l'avenir. Celle de 1855 à Paris éleva les vins de Bordeaux à la consécration mondiale en officialisant un classement des vins rouges du Médoc et des blancs liquoreux de Sauternes-Barsac. « Sacré intangible », 137 ans après le monument perdure, mais les goûts ont changé. Pour représenter les productions des diverses régions viticoles françaises, la Champagne, la Bourgogne, le Bordelais à la foire universelle de 1855 qui se tenait à Paris, un comité chargé d'assurer le concours du département de la Gironde s'adressa à la Chambre de Commerce de Bordeaux pour étudier les modalités d'exposition de ces vins. Celle-ci chargea les courtiers dont le métier était de servir d'intermédiaires entre la propriété et le négoce, d'établir « la liste complète des vins rouges classés de la Gironde, ainsi que celle des grands vins blancs ».
Le résultat fut le classement de 61 châteaux du Médoc et de 26 châteaux de Sauternes-Barsac.
Certes, ce travail égratigna quelques susceptibilités mais il n'apporta aucun bouleversement profond. Il ne fit qu'entériner les usages locaux où la qualité du vin rimait avec cherté. Les cinq classes des vins du Médoc correspondaient aux cinq niveaux de prix où s'échangeaient les vins. Deux classes régirent les Sauternes-Barsac, Premier Cru, Second Cru, avec une mention « hors classe » de Premier Cru Supérieur pour le château d'Yquem. Ainsi, historiquement, la désignation « cru classé » est le privilège des Crus Classés de 1855.
Pour les vins rouges, ce fut la consécration du Médoc (3 premiers, 15 seconds, 14 troisièmes, 10 quatrièmes et 18 cinquièmes) sur les trois autres grandes appellations de rouge : Saint-Emilion, Graves et Pomerol. Pourquoi n'y a-t-il aucun Saint-Émilion ou Pomerol dans ce classement ?
La conjoncture commerciale de l'époque n'était pas favorable aux vins de la rive droite de la Gironde qui étaient relativement mal connus des courtiers bordelais. On peut expliquer ce phénomène par des difficultés de communication pour se rendre dans le Libournais, mais surtout par la suprématie du port de Bordeaux sur celui de Libourne. Le commerce bordelais préservait son contact privilégié avec les Anglais qui payaient très chers les vins fins du Médoc. Ceux de Saint-Émilion lui échappaient. Il n'y avait aucune raison de les valoriser auprès des acheteurs.
La structure sociale du vignoble a aussi pesé sur cette absence de représentation en 1855. Les propriétés médocaines se sont construites à partir de vastes seigneuries, tandis qu’à Pomerol et Saint-Émilion la métairie représentait l'unité de superficie. La reconnaissance d'une marque passe, bien sûr, par sa qualité, mais aussi par une large distribution. Aujourd'hui encore, la superficie moyenne des châteaux du Médoc se situe autour de 50 hectares, alors qu'à Saint-Emilion elle n’en dépasse pas 10.
Il faut donc retenir que ce n'est pas l'absence de qualité des vins de la rive droite, ni leur infériorité sur les vins du Médoc, qui ont gêné leur classement. Ce privilège terminologique de « crus classés », le Médoc l’a gardé un siècle pour sa belle promotion. Il se brisa en 1955 lorsque le Syndicat de Saint-Emilion obtint de l’I.N.A.O. le classement de ses vins. Soixante-quinze Grands Crus Classés, divisés en trois classes, arrivèrent sur le marché en concurrent. Les Médocains parlèrent alors « d'événement révolutionnaire ». Cette nouvelle hiérarchie Saint-Émilionnaise était vécue comme un préjudice porté à un patrimoine historique.
LA CLASSIFICATION AVORTÉE DE 1961
Dans le Médoc, ce fut l'occasion de s'interroger sur une refonte du classement. Derrière le privilège, chaque propriétaire était bien conscient des modifications intervenues dans tous ces vins. Ils n'étaient plus rigoureusement les mêmes que ceux de 1855. Les maladies, le phylloxera, les crises économiques successives, les changements de propriétaires, les partages n'avaient-ils pas modifié sérieusement le paysage viticole ? Si bon nombre de châteaux avaient réellement entretenu un patrimoine consacré d'abord par la suprématie du sol, il n'en était pas moins vrai que, par manque d'argent, négligence ou incapacité de gestion, beaucoup de crus avaient perdu leur noblesse d’antan.
C'est le Baron Philippe de Rothschild qui relança, en 1959, l'idée d'une mise à jour d'un classement du classement de 1855. Mouton-Rothschild n'était alors que deuxième cru classé. Le Baron n'avait qu'un souci : voir consacrer tous ses efforts de qualité par une promotion au rang de premier cru classé.
Cette mise à jour devait simplifier les cinq classes de 1855 qui gênaient ceux placés en bas du tableau. Seules, trois classes subsisteraient, comme à Saint-Émilion. Un comité d'experts définirait à laquelle des trois classes appartiendrait chaque cru. La mise à jour ne devait comporter aucune admission et aucune exclusion. Les choses semblaient acquises. Pourtant, l'I.N.A.O. ne l'entendait pas de cette oreille. Ce qu'elle souhaitait, c'était un nouveau classement et non pas un aménagement du monument historique de 1855. Une commission de courtiers fut désignée pour juger de la qualité des crus sur la base de la dégustation de leur production. Or, beaucoup de châteaux ne mettaient pas leurs vins en bouteille à la propriété et ne pouvaient présenter de témoins satisfaisants. Ce fut donc une levée de boucliers car certains craignaient de descendre de classe ou d'être éliminés. La commission fonctionna et rendit son verdict. Dix-sept crus classés sur soixante et un perdaient leur statut tandis que treize crus bourgeois rentraient dans le classement. Cette nouvelle classification ne vit jamais le jour. Elle devint en effet caduque : depuis 1961, l'I.N.A.O. a redonné aux crus exclus leur classement ; ceux-ci, en effet, avaient retrouvé leur qualité et leur niveau d'autrefois, soit la suite de retour à la prospérité, soit à la suite de changements de propriétaires.
Dix ans plus tard, le Baron Philippe de Rothschild relança l’affaire beaucoup plus subtilement en proposant d'abord l'établissement d'un classement des Premiers Crus. Il promit de s'occuper des autres après. Finalement, en 1973, Mouton-Rothschild fut le seul cru à changer de place, pour monter du rang de second à celui de premier. Puis le silence retomba sur le « monument ».
LES GRANDS MÉDOC : UN STYLE DE GOÛT
Il n'existe pas de grands vins sans grands consommateurs, c'est-à-dire des personnes capables de discerner et d'apprécier les qualités gustatives fondamentales qui désignent le Grand Vin. Par bonheur, les éléments gustatifs objectifs de la qualité sur lesquels réfléchissent les professionnels, rejoignent les appréciations plus subjectives des amateurs précisément là où ceux-ci éprouvent du plaisir. L’hédonisme ne s'arrête pas à la beauté de la saveur. On peut aussi jouir de la connaissance et de la compréhension. C'est la question que se posent souvent les consommateurs « je l'aime, mais je ne saurais pas dire pourquoi je le trouve bon ».
Or, précisément, le grand vin c'est d'abord celui qui va nous permettre de dire des choses sur lui et par lui. Le grand vin fait parler, suscite les échanges, qu'ils soient de type technique ou purement convivial. Historiquement, le petit vin est celui que l'on avale et dont on ne parle pas. C’est un vin pour la soif. Par opposition, le Grand Vin est celui que l'on déguste et qui vous donne envie d'échanger. Il est frappant de constater que le vocabulaire de la dégustation croît avec la qualité des vins. Émile Peynaud dénombre quarante vocables chez Maupin en 1780 et cent quatre-vingts chez Féret en 1896.
En matière de vin, comme d'autres choses sans doute, la connaissance est ce qui permet de relier une saveur, une sensation, à une origine, d'apprécier les causes et la valeur de sa présence. Le connaisseur commence par retenir le nom du vin qu'il goûte. Sous son label, il se représente un type de goût. Plus tard, de dégustations en dégustations, il pourra même juger la qualité de l'interprétation qu'un vinificateur fait d'une vendange et se demander s’il en tire la quintessence. Aussi, entend-on dire : « Ah ! si j'avais ce terroir, que ne ferais-je pas » !
Comme il y a des violonistes qui jouent avec un Stradivarius, il y a des hommes du vin qui aimeraient vinifier un cru plutôt qu'un autre. Jouir du vin en connaisseur, c'est goûter le vin dans toutes ses dimensions. Voilà l'art du savoir boire ! (Il est intéressant de remarquer que l'étymologie de savoir (sapere) signifie goûter et que savoir est un mot proche de saveur).
Imaginons que vous écoutiez une grande œuvre symphonique. Elle vous plaît. Vous pourriez-vous en tenir là. A côté de vous, un ami mélomane vous glisse à l'oreille que l'interprétation est correcte mais un peu facile. Vous ne savez que lui dire. Un jour, il vous fait écouter la même partition interprétée par un autre chef d'orchestre et vous aide à « entendre ». Peu à peu, vous comprenez la nuance. Vous devenez un connaisseur.
Il en est de même pour le vin. D'abord, vous vous faites séduire par la puissance du vin, sa massivité, son opulence. Un jour, vous êtes capable de relativiser ces perceptions trop évidentes pour apprécier un peu plus ce que le grand vin offre de subtilité, de nuances, de finesse et de complexité.
Ce jour-là, vous devenez un initié capable d'attribuer une valeur objective à un type de saveur, de goût et de vin. Alors, de plus en plus, vous valoriserez comme des trésors les vins du monde qui ont un style original et inimitable. Par inimitable, je veux dire que l'on ne peut pas les copier car leur génie ne tient pas dans la technique mais à un supplément d'âme, généralement attribué à l’adéquation complexe terroir-cépage-climat et savoir-faire. Ces plus beaux joyaux, ces modèles convoités, se situent parmi les crus classés du Médoc.
L’HISTOIRE RAPPELLE QUE DANS LA COMPÉTITION MONDIALE, LE MÉDOC S’AFFIRMA PAR LA FINESSE DE SES CRUS.
Il faut remercier les Lords anglais qui, au début du XVIIème siècle, ont les premiers apprécié les nouveaux vins de Bordeaux produits sont les terroirs aujourd'hui célèbres de Haut-Brion, Lafite, Latour et Margaux.
Qu'avaient-ils de si extraordinaire ces « new french clarets » ?
Les vins que l'on produisait à Bordeaux jusqu’alors étaient surtout issus de vignes plantées sur les côteaux et dans les palus (zones d’alluvions très fertiles situées en bordure des fleuves de la Garonne et de la Gironde).
Pour sûr, ce n'était pas de la soie !
Les anglais importaient aussi beaucoup de vins provenant du pourtour méditerranéen. Ceux de Sicile et du Portugal étaient noirs, alcoolisé, et riches en tanins. De plus, ils ne se conservaient pas au-delà de quelques mois après la récolte puisque l'on ne connaissait pas l'usage du soufre. Les « new french clarets » bordelais étaient plus légers en alcool, plus nuancés en couleur, plus fins au goût et surtout ils offraient la capacité de s'améliorer au vieillissement. Au XVIIème siècle, les Hollandais introduisirent l'usage du soufre dans le vignoble Bordelais et, dans les années 1650, on trouve trace à Haut-Brion d'expérimentations d'élevage du vin en barrique. Ces soins nouveaux permirent de stabiliser biologiquement le vin et firent découvrir que leur goût s'embellissait pendant cet élevage, et même plus tard lors de leur conservation en bouteilles. Ces « new french clarets » profitèrent de la mode pour les nouvelles boissons qu’étaient encore le thé, le café et le chocolat. Le marché était lancé. Bientôt, à travers toute l'Europe, l'aristocratie défendit ces vins et leur style de goût.
Après maintes crises, la décennie 80 a ramené à Bordeaux un cycle de prospérité. La beauté des derniers millésimes, l'engouement pour les vins de qualité, la soif de produits « vrais », l'internationalisation de la demande, tout ceci fait que Bordeaux surfe sur le haut de la vague. Il suffit de se promener dans le Médoc pour constater les réfections des façades, les constructions nouvelles et l'extension des chais.
Des cuviers flambant neufs à la tenue impeccable des vignes, rien ne manque. Pourtant, depuis 1982, quelque chose a changé dans goût du vin. Au cours de ces nombreuses fêtes comme seul Vinexpo peut les susciter, je fus invité à un dîner dégustation musical au château Cos d’Estournel à Saint-Estèphe. Le propriétaire, Bruno Prats, avait invité de nombreux courtiers, négociants, sommeliers, restaurateurs et critiques pour se régaler des vingt derniers millésimes.
A travers tous ces vins, une question était posée : « au long de ces vingt ans, avons-nous bien servi le terroir de Cos d’Estournel. Au travers de ces « dégustations voluptueuses et abandonnées » pourrions-nous dire que nous avons su mettre en valeur quelque qualité de ce terroir exceptionnel » ?
Si l'on s'accorde à penser que la gloire d'un cru naît surtout de la singularité de son terroir, la première responsabilité de ses dirigeants n'est-elle pas de préserver la valeur gustative absolue que ce terroir donne au goût du vin ? L'identifier, la maintenir, la protéger, voire surtout la faire connaître. C’est à ce prix que l'on pourrait parler de patrimoine du goût, d’un dénominateur commun au plus grand vin du Médoc qui pourrait faire que ce « patrimoine gustatif » soit classé et assume désormais une fonction modèle pour l'illustration de ce que sont la finesse, l'élégance, l'équilibre et la complexité d'une boisson médocaine appelée vin.
« Ce que nous nous reprocherons peut-être, c'est d'avoir trop cédé à la mode d’une vinosité (richesse en alcool) exagérée. L'avenir des Grands Médocs ne doit-il pas privilégier la quête de la densité de trame et de texture ? Ne faut-il pas demander la puissance aux tanins plus qu’à l'alcool ? Fonder davantage encore la grandeur sur la légèreté et la digestibilité qui sont les plus sûres valeurs de Bordeaux et celles qui correspondent le mieux aux préoccupations élégantes et diététiques de notre époque » ?
Assurément, voici les grandes questions de demain pour ce vignoble. J'ajouterai que, précisément, ce sont ces valeurs de distinction, d'harmonie naturelle entre la couleur, l’arôme et la trame tanique qui l'ont fait connaître et ont incité à le copier.
Les Grands Médocs ont des atouts de modèles qu'ils semblent méconnaître. Partout on imite leurs cépages (surtout le cabernet-sauvignon), on s'inspire de leur mode d'élevage. Pourtant, eux-mêmes succombent aux attraits mineurs des autres vins du monde, la puissance, la vinosité et les « boisés excessifs ». Pourquoi mineurs me direz-vous ? Eh bien, parce qu'il est techniquement facile de produire partout dans le monde des vins puissants, riches en alcool et boisés sans plus de caractères distinctifs ! Le Grand Vin possède suffisamment de corps et beaucoup d'esprit !
TOUJOURS PLUS
La forte demande sur les vins de Bordeaux a vu se développer les ventes en primeur. Le marché se fait six mois après la récolte alors que les vins seront encore élevés une bonne année en fût et que leur goût se modifiera. D'une certaine manière, il convient de plaire à la critique et aux acheteurs tout de suite, voire de s'adapter à leur goût. Or, à cette période de la vie du vin, son goût est en mutation.
L'élevage du vin en barrique est un gage de stabilisation naturelle. Bien maîtrisé, il entraîne notamment des modifications positives du goût en arrondissant les angles des tanins et en développant leur potentiel aromatique. Il est une étape indispensable à l'élaboration des vins fins. Depuis 1982, certains vins de Bordeaux ont vu leur taux d'alcool augmenté par chaptalisation. L'alcool n'est pas un élément nuisible. Il confère de la complexité aux vins dès lors qu'il ne déséquilibre pas les autres éléments sapides et que l'on ne dépasse pas un certain seuil de concentration. « Aider la nature, oui, la forcer, non » (Jean-Paul Gardère, ancien directeur du château Latour).
On boit plus facilement un vin à 12°2 qu’à 13°. Mais un vin à 13°, dans certaines conditions de dégustation, sera souvent mieux jugé. Qu'est-ce qui prime ? Les conditions de dégustation, c'est-à-dire l’avis des critiques ou les conditions de consommation, c'est-à-dire l’avis de ceux qui paient le vin et le boivent ?
Sur le plan gustatif, l'alcool est d'abord un anesthésiant qui fatigue le palais rapidement. En vinification, il arrondit les angles, procure du volume et autorise des extractions taniques plus poussées. L'un dans l'autre, il donne au vin une dimension de puissance supplémentaire. Trois fois sur quatre, cette puissance influence toujours positivement certains critiques. Comment ?
De plus en plus, les dégustations se médiatisent et le nombre d'échantillons à goûter dans la même séance augmente. Quand on sait qu’au bout de quinze échantillons, le palais sature et qu'il devient difficile de faire des distinctions, on comprendra mieux que dans une série de cinquante, le vin qui vous donne à ressentir encore quelque chose ne soit pas le plus fin, le plus subtil, mais au contraire le plus puissant, le plus riche, le plus opulent, voire le plus caricatural. Bref, un monstre qui dépasse tous les autres ! Dans ces circonstances, l'alcool, le tanin et le bois peuvent être inconsciemment valorisés.
Le bon goût n'est pas la chose du monde la mieux partagée. Bordeaux, en voulant conquérir le marché américain, vit sous l'influence déterminante de la critique d'outre-Atlantique. Hélas, l’histoire montre que les sociétés économiques fortes imposent leurs goûts aux autres et colonisent la culture gustative. A force de vouloir plaire - et il faut plaire pour vendre - le goût du vin se modifie, insidieusement.
Les consommateurs ne s'en sont pas encore rendus compte, les négociants si ! Un viticulteur me disait : « avant, quand je me sentais faible, je buvais un verre de Médoc. Aujourd'hui, le vin est trop fort ». Ces vins qui obtiennent des notes mirobolantes sont stockés plus qu'ils ne sont bus. Or le vin est fait pour être bu à table et non dans les concours. Une dimension que devraient intégrer les critiques dans leurs jugements. Savoir goûter, c'est aussi être capable de déjouer les pièges inhérents à de mauvaises conditions de dégustation. Jean-Claude Berrouet, éminent vinificateur de château Pétrus et d'autres vins de Pomerol, aime à raconter l'anecdote suivante. Un jour, au cours d'une dégustation aux USA, les critiques s'extasient sur la qualité de plusieurs Grands Bordeaux. Pourtant, au cours du dîner, le vin le plus consommé fut celui qui n'avait pas été valorisé pendant la dégustation technique. C'était le moins exubérant, le plus en dentelle…
Les dix dernières années bordelaises ont poussé très loin la perfection des vinifications. Outre la rançon du succès commercial, il est aussi probable que ces changements dans le goût du vin ne soient que la conséquence momentanée d'une maîtrise technique quasi exacerbée qui trouvera sans doute bientôt sa vitesse de croisière.
Beaucoup s'accordent à penser que c'est de la vigne et du raisin que viendront les progrès de demain.
CRUS CLASSÉS DE SAUTERNES-BARSAC : DU BONHEUR DES SAVEURS
Ils furent 21 à être classés en 1855 comme représentant les plus grands vins blancs de la Gironde. Au fil des partages, on retrouve aujourd'hui 26 crus qui, parmi 240 producteurs, représentent le florilège mondial des vins liquoreux. Le propre des vins moelleux ou liquoreux est de contenir du sucre. Il convient de ne pas les confondre avec les Vins Doux Naturels, eux aussi riches en sucre, mais pour lesquels la fermentation alcoolique est interrompue par adjonction d'alcool (le mutage). Exemple : le Banyuls, le Maury, les Rivesaltes, les Muscats, Les Portos, le Madère… Il existe dans le monde deux façons de produire des vins liquoreux.
- la plus ordinaire consiste à édulcorer des vins blancs vinifiés en sec. On leur adjoint une proportion de vin moelleux ou d’un moût concentré en sucre et conservé par pasteurisation. Cette pratique est courante en Allemagne.
- la plus noble consiste à vinifier des vins issus de raisins surmûris. Cette surmaturation entraîne une concentration naturelle en sucre. Elle s'obtient de deux manières : le passerillage et la pourriture noble.
Le passerillage : il s'agit d'une concentration en sucre des raisins par une déshydratation provoquée soit par le soleil (Jurançon) soit par le froid et le vent (vin de glace allemand et autrichien), soit par le dessèchement à l'abri de l'air (les vins de paille du Jura).
La pourriture noble : elle est le privilège des vignobles où alternent régulièrement des fins d'été à la fois humides et ensoleillées. Ces vignobles sont souvent situés au bord d'un fleuve (la Moselle, la Loire, la Dordogne, la Garonne). Cette alternance climatique propice au développement de la pourriture noble est un phénomène rare de par le monde. Il est encore plus exceptionnel qu'il concerne aussi pleinement un vignoble de 2000 hectares. Voici donc le grand privilège de l'appellation Sauternes-Barsac où 43? la superficie est occupée par les Crus Classés de 1855.
LE PROCESSUS DE LA POURRITURE NOBLE
Le champignon microscopique Botrytis cinerea dont les spores sont présentes dans l'air dès le printemps, puis sur la pruine des baies de raisins, est autant responsable de la pourriture noble que de la pourriture grise ou vulgaire, « qui peut le plus peut le moins ». Ce champignon peut être un fléau ou une bénédiction.
La pourriture est dite noble lorsque, pour des raisons climatiques (humidité propice à la germination du Botrytis suivie d'ensoleillement pour bloquer les excès de son développement), elle entraîne une amélioration du potentiel qualitatif de la vendange par une augmentation du taux du sucre par litre de jus, sans concentration du taux d'acidité, sans apparition de défauts gustatifs, avec un apport d'éléments aromatiques particulièrement originaux, dont la caractéristique essentielle est de s'amplifier au cours du vieillissement en bouteille. De façon optimale, Botrytis se développe fin août, début septembre, sur des raisins mûrs et dorés qu'il amènera vers la surmaturité avant d'être vendangés.
Le champignon pénètre la pellicule des baies pour digérer ses cellules sans attaquer la pulpe, ce qui est une condition indispensable pour éviter les déviations bactériennes. Dans les vignes, les raisins dorés prennent alors une couleur brune rosée tout en conservant leur rondeur. C'est ce qu'on appelle le stade « pourri- plein ». En même temps qu'il étiole la pellicule, Botrytis provoque une macération et une extraction de précurseurs aromatiques qui se développeront en bouteille.
A travers la pellicule affinée, le soleil va permettre la concentration en sucre par évaporation de l'eau des baies. Celles-ci vont se ratatiner de plus en plus pour prendre l'allure de raisins de Corinthe marrons, ornés de la houppelande grise du champignon qui, son travail fini, sort de la pellicule et germe à nouveau pour poursuivre son cycle sur une autre baie. Ce dernier stade de dessèchement est appelé « pourri-confit ».
LES RISQUES DU MÉTIER
On trouve donc en même temps, sur chaque pied et sur chaque grappe, trois stades d'évolution du raisin : les baies dorées, les baies couleur rosée chocolat « pourri-plein », les baies ratatinées « pourri-confit ».
Cette hétérogénéité justifie un ramassage par tries successives pour cueillir les raisins les plus concentrés. Selon les conditions climatiques, on peut passer du stade doré au stade « pourri-confit » en 3 ou 10 jours. Les vendanges sont donc étalées dans l'arrière-saison et peuvent durer un à deux mois. Elles coûtent en moyenne sept à dix fois plus cher que celles des rouges. Cette attente de la sur maturité provoque une déperdition de 40 à 60? la quantité initiale de jus. Elle est un pari engagé sur l'avenir favorable des conditions climatiques. En effet, au stade « pourri-plein » et « pourri-confit », l'intégrité de la baie est fragilisée. Il suffit d'une pluie violente pour que sa peau se déchire, qu'elle perde son contenu, ou que ses blessures soient infectées par des bactéries acétiques. Les grands terroirs graveleux de Sauternes, ou calcaire de Barsac, qui sont l'apanage des Crus Classés, permettent un ressuyage rapide des sols et empêchent les racines de la vigne de pomper brusquement l'eau. Ils jouent un rôle de tampon et de régulateur dans les années difficiles en évitant que les baies se réhydratent, gonflent et éclatent pour s'exposer à une autre pourriture, la grise, celle-là même qui empêche de sauvegarder un bon état sanitaire des raisins et donc d'élaborer de bons vins. Exemple les années 1963, 1965, 1968, 1974 et 1987.
Pour toutes ces raisons, on peut dire que la qualité d'un vin liquoreux est acquise à la vendange. Aucune technique, y compris la Cryo-extraction, ne peut éviter cette prise de risque que représente l'atteinte du Botrytis. Lui seul confère à ces vins leur grande majesté aromatique. Ainsi, on ne peut pas élaborer de grands vins liquoreux chaque année. L’aspect aléatoire et non industriel de cette production renforce l'authenticité de sa valeur. Les incontournables millésimes 1989 et 1990 témoignent du splendide potentiel de cette appellation. Puisque la qualité de tels vins est acquise à la vendange, les méthodes de vinification qu'elles privilégient, la cuve ou la barrique, prennent un caractère relatif. Elles ne peuvent suppléer ce qui n'est pas fait à la vigne. Après le millésime 1962, et jusqu'à la fin des années 1970, le vignoble de Sauternes-Barsac traversa une crise économique profonde liée à un désintéressement des consommateurs et à la succession de millésimes médiocres.
Les vins se vendaient mal et l'implantation de l’œnologie moderne élagua les pratiques anciennes de fermentation et parfois même d'élevage en barriques. Seuls Yquem et Climens ont toujours maintenu la fermentation en barrique. Les cuves firent leur apparition. Elles simplifiaient le travail et diminuaient les coûts de production. Pourtant, à qualité de raisin égale, la fermentation en barriques, et surtout en barriques neuves, confère au vin un supplément de complexité aromatique et des structures encore plus élégantes. Avec les grands millésimes des années 1980 et l'afflux d'argent, beaucoup de crus classés y sont revenus. Nairac en 1972, Lafaurie-Peyraguey en 1978, La Tour Blanche en 1988, Doisy-Vedrine en 1989, de Malle en 1990.
D'autres font des essais (Guiraud, Sigalas-Rabaud, Rabaud-Promis, Rayne-Vigneau) et redécouvrent peu à peu cette méthodologie traditionnelle qui s’affirma à l'époque où les vins se vendaient et s’expédiaient en barriques.
De fait, celles-ci étaient renouvelées chaque année.
AVEZ-VOUS DÉJÀ SERVI UN VIEUX SAUTERNES ?
Qui n'a pas goûté un tel vin ne sait rien du bonheur que vous offrent les saveurs. Cette découverte vaut tous les voyages, toutes les salles du Louvre. Par vieux Sauternes, j'entends des millésimes situés autour de la seconde guerre mondiale : 1934, 1937, 1943, 1945, 1947 et 1949. Alors que les très grands vins rouges de ces années ont déjà atteint leur apogée, les grands vins liquoreux de la Gironde arrivent lentement à leur maturité.
Ce sont des monuments gustatifs qui patientent peu à peu dans vos caves et traînent souvent dans les ventes aux enchères sous des regards perplexes. Ils se baladent seuls comme de vieux nobles que l'on ne reconnaît plus. Il ne tient qu'à vous de les rencontrer. Il vous en coûtera une somme de 500 francs à 1000 francs pour des vins de plus de 50 ans, alors que ces mêmes crus, lors des primeurs 1989 et 1990, se vendaient au printemps dernier autour de 200 francs. Vous gagnerez un demi-siècle pour quelques sous ! C’est dire que la subtilité aromatique de ces vins éblouissants est largement méconnue. Je le répète, elle s’amplifie au vieillissement et possède une longévité extraordinaire. J'en veux pour preuve un Yquem 1893, un Suduiraut 1899, un Guiraud 1900, un d’Arche 1906, un Doisy-Daëne 1921, un Coutet 1928, un Climens 1929, un La Tour Blanche 1947.
Dégustons ensemble ce dernier vin. D'entrée, la couleur séduit à travers le verre transparent de la bouteille. Ambrée avec des reflets orange et vert sur la frange, elle est intense et brillante. Le nez est très aromatique, merveilleux de nuances, de subtilité, de complexité. Quelque chose d'inimaginable, qui évolue en permanence. Pensez à de la confiture de potiron avec de l'écorce d'orange. A l’abricot sec, la noisette, l’écorce de citron. Tout ceci sur un fond boisé de cire, de fumé, d'où sortent à nouveau le raisin de Corinthe et des notes empyreumatiques de torréfaction et de vanille.
L'entrée en bouche est délicieuse, suave, très fruitée, fraîche et caressante. Le contact tactile est fin, la structure de forme droite, l'évolution superbement équilibrée, sans excès d’onctuosité. Le vin avance lentement vers une finale savoureuse, concentrée, racée, aérienne, sans aucune surcharge de sucre résiduel. Persistance aromatique record ! Orange confite, abricot sec, vanille, pain grillé, beurre chaud, bois. Ça glisse tout seul comme par magie, irrésistible !

